Texts
Lignes permanentes, Anne Mulpas, 2015
Lignes permanentes
Étang sec du jour dont la surface réfléchit le chaos, tamise l’ordre.
C’est par immersion que nous percevons la maîtrise.
Par défaut.
Nu à l’instant du regard, on s’enfonce dans la matière, on la pénètre.
L’onde du temps nous traverse,
fait de nous, architectures moléculaires, le chant polychrome de l’infini
— « chant » n’est pas mélodie mais composition.
Une histoire de son sur nos lèvres muettes. Son grésillement.
Des racines à la voûte de l’être, une formule — répétée jusqu’à l’étourdissement,
jusqu’à ce que
nous, cavaleurs cessant de marcher, entendions le mouvement.
Croisements.
Surimpressions.
Passent l’une par-dessus, l’autre par-dessous, les lignes du mystère.
Dans leur ordonnancement, un geste certain, un calcul intuitif.
Lignes de front.
De fuites.
Emergence et ensevelissement.
Nos plans sur la comète.
Si la ville s’ignore, se dresse, se perd elle-même dans son vertige,
il est possible que nous dormions.
Que le réveil soit l’accident.
Et nos violences, nos misères rien de plus que la géométrie du flou,
que la colle du sommeil aux paupières.
Saisissements.
Dans le voile quadrillé de la disparition, l’éclat qui nous précède,
bien après nous résonne encore.
Tout aussi nu que nous.
Anne Mulpas pour Charles Neubach
Paris – Mai 2015
Prix découverte, Palais de Tokyo, Stéphane Corréard, 2013
Art concret 2.0
« … rien n'est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu'une couleur, qu’une surface »
Théo van Doesburg
Reconnaissons-le, inventée il y a juste un siècle, l'abstraction est largement devenue un académisme. D'ailleurs, plus personne ne la pratique, sauf quelques américains et une poignée de suisses ; encore la mâtinent-ils de Pop, voire d'esthétique disco, et d'une bonne dose d'ironie désabusée.
Rien de tel chez Charles Neubach, pour une raison simple : autodidacte, il n'est nullement encombré par une histoire qui n'est pas la sienne. Au contraire, il a réinventé absolument seul, sur les murs de la ville d'abord, puis sur ceux d'un atelier, un nouveau vocabulaire qui, pour être précis, remixe les principes fondateurs de l'art concret.
Libre, énergique, cadencée, intuitive, l'abstraction version Neubach est saisissante comme un mourant qui se redresse soudain. Sa potion magique ? Un zeste de poésie urbaine, un brin de musique électro, et une variété apparemment infinie de motifs qui, esquissés à main levée, au scotch de masquage sur toile, créent une étonnante diversité d'effets, des perspectives imaginaires jusqu'aux moirages les plus sophistiqués.
Né en 1986, Charles Neubach fait partie de cette nouvelle génération d'artistes pour qui l'art doit contenir (au sens de renfermer, bien sûr, pas à celui de brider) la témérité de la vie. Chacun de ses tableaux est un petit miracle de tempérament : l'art a besoin aujourd'hui de ceux qui, comme lui, y apportent cette hardiesse particulière qui naît dans la rue, mais en l'investissant dans un véritable projet.
Georges Braque se plaisait à dire qu'une idée ne pouvait se trouver en même temps dans la tête et au bout du pinceau. Cette vérité trouve un écho particulier dans la peinture de Charles Neubach, surtout qu'elle s'élabore au spray (à distance). Dans les dérives citadines, dans les boucles de la musique électronique (dont l'ancêtre, tiens donc, est la musique « concrète »), dans les fulgurances de la poésie sonore (dont l'ancêtre, tiens donc, est la poésie « concrète », Charles Neubach emmagasine la matière dont seront faits ses tableaux. Puis, devant la surface blanche, il déverse comme inconsciemment le fruit de ses expériences (fidèle aux principes fondateurs de l'art concret, sa peinture préexiste donc entièrement dans son esprit).
Stéphane Corréard
58è Salon de Montrouge, Eric Suchère, 2013
http://www.salondemontrouge.fr/images/Salon2013/pdfartistes/Charles%20Neubach.pdf
ET+ IN SIDE VILLA, Laetitia Belanger, 2011
Cette exposition présente les dernières expérimentations plastiques de l'artiste Charles Neubach. Le processus de production de ses oeuvres est fondé sur un principe simple : la démultiplication de la ligne est génératrice de formes géométriques qui elles mêmes démultipliées forment un motif. Il quadrille ou parsème le support de lignes de scotch qu'il recouvre de peinture et retire. Répétant successivement ce geste pictural, il crée ainsi une saturation de l'espace et de la matière. Les lignes constituent des plans jusqu'à former une véritable grille référentielle qu'il reproduit et superpose à l'infini.
Après avoir exercé la peinture en appréhendant l'espace urbain et sans se défaire de ses aérosols, il se confronte aujourd'hui à un support traditionnel : le châssis et la toile. Il se nourrit d'un rapport quotidien et étroit avec la peinture comme matière. L'aérosol, technique issue du graffiti lui permet des effets de saturation de la couleur, de superposition de couches picturales, de coulures et d'éclaboussures.
L'écriture, geste physique et signifiant, sollicitant le corps et l'esprit, donne aux mots un pouvoir d'expression que Charles Neubach souhaite explorer dans le champ de la peinture. Non sans efforts se lisent dans certaines de ses oeuvres, en filigrane, des mots aux lettres typographiées. Trouvant ses origines dans la première phase de ses recherches, elles formulent un message fort qui s'impose au spectateur. Il donne ainsi les clefs de compréhension de sa démarche, les principes constitutifs de son travail ("120 100" " rayes" "dit").
Les successions de lignes construisent des plans qui défient la planéité du support. Plongeant le spectateur dans un vertige tridimensionnel, il nous invite à reconstituer son mode opératoire, à en décrypter le signe, le sens et l'ordre. Charles Neubach s'est dans un premier temps concentré sur la lettre en des couleurs simples et efficaces : le blanc, le noir, le chrome et le rouge. Progressivement, se révèlent à lui les propriétés de la couleur et s'ouvre la possibilité de développer le rythme de ses compositions. La profondeur et la dynamique des plans s'en voient ainsi accentuées. Charles Neubach met à l'épreuve des outils rarement utilisés sur toile, le scotch et l'aérosol, il en optimise les possibilités de rendus visuels.
Convoquant pour chaque pièce une grille méthodique rigoureuse conçu préalablement, Charles Neubach se laisse pourtant parfois surprendre par le processus pictural lui même et ses effets non escomptés, qu'ils soient d'optiques ou colorimétriques. Ce mode opératoire n'élève en rien à la spontanéité du processus de création et aux choix de sauvegarde et de couleurs qu'il engendre dans l'urgence. Si les couleurs sont désinvesties de toute signification symbolique ou culturelle, elles gardent leur propriétés vibratoires.
Chaque motif répété avec précision contribue à modifier imperceptiblement la composition dans son ensemble sans que jamais celle-ci ne bascule dans un déséquilibre. Répétés, démultipliées, décalées, superposées, croisées, entrecroisées, tracées, effacées, ses lignes sont issues d'une observation formelle du monde environnant, qui se décompose aux yeux de l'artiste en trajectoires et directions, en lignes horizontales, verticales et obliques.
Ces compositions apparaissent comme de véritables motifs extraits d'un champ géométrique plus large que la toile. L'espace pictural n'est pas circonscrit, il est une fenêtre ouverte sur un réel qui défile, dynamique, toujours en mouvement. L'espace réel est construit d'une organisation de lignes, l'espace pictural en devient un prolongement, un espace mental et émotionnel, une construction abstraite. "J'essaie de trouver l'adéquation, la cohérence, l'amalgame, les rapports entre les lignes naturelles qui se forment devant mon oeil à chaque instant. Je tente d'apprivoiser ces lignes par le changement de position de mon corps, pour en augmenter l'homogénéité, les parfaire, trouver autre chose, rechercher, encore."
Charles Neubach a parcouru des distances ferroviaires impressionnantes qui mises bout à bout dépassent largement la circonférence planétaire. Des trajets inlassablement répétés, des axes routiers sans cesse arpentés forgent très tôt son attrait pour la ligne. Tout en étant infinie, la ligne n'est autre que ce qui permet de relier deux points dans l'espace. Il s'agit donc pour l'artiste de tracer tout autant que de laisser une trace.
Espace Déporté #1, Journées Européennes du Patrimoine 2020, Elsa Bezaury
La Fileuse, Reims
Disons-le d’emblée, Espace Déporté #1 de Charles Neubach n’est pas tout à fait une oeuvre. Il s’agit de la matérialisation d’un outil, certes complexe et imposant, mais qui reste avant tout un outil prenant aujourd’hui la forme d’une installation.
En 2019, Charles Neubach a mis en place un projet pluriel appelé Analogie*_Corpus. L’artiste le résume simplement : « un projet d’oeuvres multimédia prenant la forme d’installations utilisant le son, la lumière et la fumée au sein d’un espace. »
Pour ce projet, l’artiste avait besoin d’un outil tout terrain, réunissant des lumières, des enceintes, des consoles de mixage, qu’il pourrait transporter à sa guise et installer dans n’importe quel lieu afin de créer in situ une oeuvre faite de sons et de lumières. Tous les objets techniques présents (ampoules, boîtes, câbles, enceintes …) ont nécessité 9 mois de travail. Dans cette période se trouve également toute la conception des samples, l’écriture de lignes de jeu prédéfinies, l’adéquation numérique entre une ampoule et une enceinte spécifique, etc… Au final, l’artiste s’est construit un outil qui lui obéit au doigt et à l’oeil, qui lui permet derrière sa machine, tel un magicien, de contrôler en direct des impulses de lumières ou de sons. Telle ampoule brille à telle intensité pendant tant de secondes, à l’instar de la peinture sur un pinceau que l’artiste peut choisir d’écraser, de prolonger ou d’arrêter brusquement.
Mais pour quelle finalité ? Quelque chose d’impressionnant, qui miroite et qui brille ? Pas seulement. Nous sommes à l’inverse de beaucoup de « spectacles » sons et
lumières qui prennent un lieu, un support ou une surface comme prétexte, arrivant à faire oublier aux visiteurs qu’ils sont dans une forêt ou dans un bâtiment historique.
Charles Neubach est à l’opposé de ces démarches. Tout d’abord pour lui la technique peut rester visible dans son entier. Les câbles, les enceintes, les boitiers, ici tout est vu, le matériel ne disparaît pas, il fait partie de l’oeuvre. Ensuite, il choisit de poser son dispositif de manière à redessiner, à souligner une géométrie spatiale existante au moyen d’une autre double-géométrie, sa trame de sons et de lumières. Il s’ensuit que le lieu révèle des souvenirs, ceux des spectateurs qui, grâce à l’environnement construit, projettent sur l’espace une nouvelle couche d’images et de sons, les leurs.
L’espace de la Forge de la Fileuse apparaît alors, tour à tour, comme un décor de film d’épouvante (personnellement ce serait la scène de la recherche du chat dans Alien le 8e passager de Ridley Scott), comme l’intérieur d’un vaisseau blanc immaculé tel celui de 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Ces réminiscences de films viennent sans doute essentiellement de la disposition frontale de l’installation. On est comme devant un écran. La Forge rappelle aussi des parkings sombres, des rave-party, on imagine le bruit des machines de cette ancienne usine, on comprend l’angoisse de ceux qui cherchent refuge à la cave pour survivre aux bombes, on est dans une grotte préhistorique, un monde intra-utérin, ou encore au coin d’un feu de bois. Et si les sensations apparaissent si nettement à l’esprit du visiteur, c’est bien parce que l’oeuvre lui transmet un peu de la principale qualité d’un artiste, sa liberté.
Espace déporté#1 présentée aux Journées Européennes du Patrimoine 2020 à La Fileuse, friche artistique de la Ville de Reims.
Texte : Elsa Bezaury, septembre 2020.